CHAPITRE VI - ENCORE LES SEPT CADRANS

Bundle le regarda avec stupeur, mais tout ce qui depuis trois quarts d’heure, lui paraissait irréel, redevint normal.

Pendant une ou deux minutes elle demeura silencieuse. Lorsqu’elle reprit la parole, la femme affolée avait fait place à la véritable Eileen, calme, pratique et raisonnable.

— Comment cela a-t-il pu se produire ?

— Je n’en sais rien, déclara sèchement le docteur ; mais le fait est indéniable ; il a une balle dans le corps, seulement l’hémorragie a été interne, c’est pourquoi vous n’avez rien remarqué.

Bundle acquiesça d’un signe.

— La question est de savoir, continua Casseli, qui l’a tué. Vous n’avez vu personne ?

— Non.

— C’est étrange car s’il s’agissait d’un accident, celui qui l’aurait causé serait venu au secours de la victime… à moins qu’il n’en ait pas eu conscience.

— Il n’y avait personne sur la route, fit Bundle.

— À mon avis, reprit le médecin, le pauvre garçon devait courir et la balle l’a atteint juste au moment où il traversait la barrière, c’est pourquoi il a gagné la route en chancelant. Vous n’avez entendu aucune détonation ?

— Cela ne prouve rien à cause du bruit de mon moteur.

— En effet. N’a-t-il rien dit avant de mourir ?

— Il a murmuré quelques mots : il voulait faire prévenir un de ses amis… et il a parlé de Sept Cadrans.

— Hum ! dit le docteur Casseli ; ce n’est pourtant pas un quartier fréquenté par des gens de sa classe… Son assaillant en venait peut-être. D’ailleurs nous n’avons pas à nous préoccuper de cela maintenant, car nous allons remettre l’affaire entre les mains de la police à laquelle vous serez obligée de dire votre nom et votre adresse. Voulez-vous venir jusqu’au poste avec moi ?

Ils s’y rendirent dans l’Hispano et trouvèrent un inspecteur qui parut fort impressionné lorsque la jeune fille se fit connaître.

— C’étaient des gamins ! s’écria-t-il, de stupides gamins qui tirent sans cesse sur des moineaux sans penser qu’il pourrait y avoir quelqu’un derrière une haie !

Le docteur n’estimait pas cette hypothèse vraisemblable ; mais, comme il se rendait compte que l’affaire ne tarderait pas à être remise en des mains plus habiles, il jugea inutile de faire des objections.

— Savez-vous le nom du mort ? demanda l’inspecteur en mouillant son crayon.

— Il avait un porte-cartes sur lui et paraît s’être appelé Ronald Devereux.

Bundle fronça les sourcils. Ce nom de Ronald Devereux évoquait un souvenir dans son esprit. Il lui sembla l’avoir déjà entendu, mais ce ne fut que lorsqu’elle eut repris le chemin de Chimneys avec sa voiture que la mémoire lui revint. Ronny Devereux était un ami de Bill au Foreign Office, de Bill et aussi de Gerald Wade.

Lorsqu’elle se rendit compte de cela, Bundle fit une embardée qui faillit la jeter dans le fossé.

— D’abord Gerald Wade, ensuite Ronny Devereux !

La mort de Gerald pouvait avoir été le résultat d’une maladresse, mais celle de Ronny avait certainement un caractère plus tragique.

Soudain la jeune fille se rappela encore autre chose :

Les Sept Cadrans !

Lorsque le mourant avait prononcé ces mots, ils lui avaient semblé vaguement familiers et maintenant elle se rappelait pourquoi. Gerald Wade avait fait allusion aux Sept Cadrans dans la dernière lettre qu’il avait écrite à sa sœur, quelques heures avant de mourir. Il y avait là une coïncidence dont la signification échappait à lady Eileen.

Tout en réfléchissant à ces choses, elle avait tellement ralenti son allure que personne ne l’aurait reconnue. Elle rentra sa voiture au garage et se mit à la recherche de son père.

Lord Caterham, qui était plongé dans la lecture d’un catalogue de livres rares fut stupéfait en voyant reparaître sa fille.

— Comment ! s’écria-t-il. Il est impossible que, même toi, tu aies pu aller à Londres et en revenir dans un temps si court.

— Je n’y suis pas allée, répondit Bundle. J’ai écrasé un homme.

— Comment !

— Je ne l’ai pas écrasé vivant ; on a tiré sur lui.

— Ce n’est pas possible.

— Je ne sais pas si c’est possible, mais cela est.

— Alors pourquoi as-tu tiré sur lui ?

— Ce n’est pas moi…

— Tu ne devrais pas tirer sur les gens, continua lord Caterham. Je ne dis pas que certains ne le méritent pas ; cependant cela peut créer des ennuis.

— Mais je te dis que je n’ai pas tiré !

— Alors qui a tiré ?

— Nul ne le sait.

— Voyons, dit lord Caterham, un homme ne peut pas être écrasé ou tué sans que personne en ait été cause !

— Il n’a pas été écrasé, dit Bundle.

— Mais tu viens de me le dire.

— Je t’ai dit que j’ai cru l’avoir écrasé.

— Je suppose qu’un de tes pneus a éclaté ; le bruit dans ce cas ressemble toujours à celui d’un coup de feu, du moins on l’affirme dans les histoires de détectives.

— Papa, tu es absolument invraisemblable et ton cerveau ne paraît pas supérieur à celui d’un lapin.

— Mais c’est ta faute, répliqua son père, tu me racontes une histoire extraordinaire, dans laquelle des gens sont à la fois écrasés et assassinés et tu t’étonnes que je ne comprenne pas !

Bundle poussa un soupir.

— Écoute-moi, dit-elle. Puis, lorsqu’elle eut terminé : As-tu compris maintenant ?

— Oui, parfaitement ; d’ailleurs, je t’excuse d’être un peu bouleversée, ma chère enfant, et je constate que je n’étais pas très loin de la vérité quand je t’ai dit, avant ton départ, que les gens qui cherchaient des ennuis les trouvaient toujours. Je suis heureux, continua lord Caterham avec un léger frisson, d’être resté tranquillement ici.

Il reprit son catalogue et Bundle demanda ;

— Papa, où sont les Sept Cadrans ?

— Dans le quartier Est, mais je n’en suis pas bien sûr : je n’y suis jamais allé. J’en suis enchanté car je ne crois pas que je m’y serais plu… mais c’est assez curieux, il me semble en avoir entendu parler récemment.

— Connais-tu un certain Jimmy Thesiger ?

Lord Caterham était de nouveau absorbé dans son catalogue. Il avait fait un effort pour comprendre ce que sa fille lui disait au sujet des Sept Cadrans, mais il n’en faisait plus aucun.

— Thesiger, murmura-t-il vaguement. Il y a une famille de ce nom dans le Yorkshire ; en fait-il partie ?

— Mais c’est bien là ce que je te demande. Écoute-moi, papa, c’est important.

Lord Caterham fit un effort désespéré pour paraître attentif et déclara :

— Il y a des Thesiger dans le Yorkshire, mais je crois qu’il y en a aussi dans le Devonshire. Ta grand’tante Célina avait épousé un Thesiger.

— Quelle utilité cela peut-il avoir pour moi ? s’écria Bundle.

Lord Caterham se mit à rire.

— Cela, en tout cas, n’en a pas eu beaucoup pour elle, si je me souviens bien.

— Tu es impossible, dit Bundle en se levant. Il va falloir que je m’adresse à Bill.

— Sans aucun doute, répliqua son père d’un air distrait, n’hésite pas.

Lady Eileen se leva en soupirant et se murmura à elle-même :

— Je voudrais bien me rappeler au juste ce qu’il y avait dans cette lettre ; je ne l’ai pas lue très attentivement. Il me semble qu’il s’agissait d’une plaisanterie et que Wade disait que l’affaire des Sept Cadrans n’en était pas une.

Lord Caterham abandonna brusquement son catalogue :

— Les Sept Cadrans ! dit-il, j’y suis. Je sais pourquoi ces mots me rappelaient quelque chose. Georges Lomax sort d’ici. Pour une fois, Tredwell s’est trompé et il l’a laissé entrer. Il allait en ville. Il paraît qu’il va y avoir une espèce de réception ayant un caractère politique, à l’Abbaye, la semaine prochaine et que Lomax a reçu une lettre d’avertissement.

— Qu’entends-tu par lettre d’avertissement ?

— Je ne sais pas très bien. Il ne m’a guère donné de détails ; je crois pourtant qu’on lui écrivait : Faites attention, vous courez un péril… et ainsi de suite. Quoi qu’il en soit, la lettre venait des Sept Cadrans et Lomax se rendait à Londres pour en parler à Scotland Yard. Tu le connais ?

Bundle fit un signe d’assentiment. Elle connaissait, en effet, Georges Lomax, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, que fuyaient de nombreuses personnes à cause de son habitude invétérée d’émailler sa conversation de phrases puisées dans ses discours.

— Dis-moi, interrogea-t-elle, est-ce que Lomax paraissait ému de la mort de Gerald Wade ?

— Je l’ignore, nous n’en avons pas parlé.

La jeune fille demeura silencieuse pendant quelques instants car elle cherchait à se remémorer les phrases de la lettre qu’elle avait envoyée à Loraine Wade. Elle chercha également à se représenter celle à qui cette lettre était adressée car, plus elle réfléchissait et plus elle lui trouvait un style différent de celui qu’emploie habituellement un frère qui écrit à sa sœur.

— Ne m’as-tu pas dit que la petite Wade n’était que la demi-sœur de Gerald ? interrogea Bundle brusquement.

— En réalité elle ne lui est même pas parente.

— Mais elle s’appelle Wade !

— Non, le père de Gerald avait épousé en secondes noces la femme divorcée d’un véritable bandit ; il s’est attaché à la petite et a insisté pour qu’elle porte son nom.

— Tout s’explique, murmura Bundle.

— Qu’est-ce qui s’explique ?

— Quelque chose que je ne comprenais pas.

— Je crois que la jeune Loraine est une assez jolie fille, conclut lord Caterham.

Bundle était pensive lorsqu’elle monta dans sa chambre ; elle avait plusieurs choses à faire. D’abord trouver ce Jim Thesiger. Bill lui faciliterait sans doute cette recherche car Ronny Devereux était son ami et, si Thesiger connaissait Ronny, Bill devait le connaître aussi. Ensuite Loraine Wade pourrait peut-être lui fournir quelques éclaircissements sur l’énigme des Sept Cadrans, car il était évident que Gerry Wade lui en avait parlé… et le fait qu’il désirait qu’elle l’oubliât prenait un sens sinistre.

Les Sept Cadrans
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